Mathématiques, Industrie et Startup

« Une évolution s’est produite dans notre pays : l’université, les grandes écoles, les laboratoires et le monde industriel établissent des contacts entre eux. Le fossé culturel qui les séparait se comble, lentement certes, mais sûrement. Nous avons tous intérêt au décloisonnement aussi bien de la formation que de la recherche. Et puis, une révolution est en cours : de jeunes talents en mathématiques osent créer des entreprises pour valoriser les résultats de leurs recherches ! »

Sciences et techniques

Le dialogue entre les scientifiques et les ingénieurs est bien difficile, il faut dire qu’ils ne travaillent pas sur les mêmes échelles de temps et qu’ils ont une attitude bien différente devant un même problème. Pour un ingénieur, il faut parvenir le plus rapidement possible à une « solution ». Le chercheur, lui, prendra son temps, et dans les cas favorables, ne livrera un produit que s’il est bien « ficelé » : tout y sera étudié, des hypothèses précisées, les conclusions parfaitement justifiées. L’ingénieur ne peut suivre le même cheminement. Il se contentera (scientifiquement parlant) de l’à peu près : il lui suffira de prendre des marges de sécurité importantes dans les problèmes à risques. On le voit, les méthodes et les approches sont différentes sans s’exclure : elles sont complémentaires.

Au niveau de la façon de travailler, il y a une autre différence majeure : les scientifiques sont certes engagés dans une compétition sévère mais ils collaborent, ils s’invitent les uns les autres, ils exposent leurs travaux dans des séminaires, colloques, congrès, ils publient leurs résultats dans des journaux scientifiques… Ainsi, leur savoir est partagé, mis à la disposition de tous. Il est clair que l’esprit d’ouverture dont font preuve les chercheurs est génératrice d’idées nouvelles. Dans le monde industriel, par contre, il n’y a point de partage, le secret est de rigueur, c’est plutôt la course à l’avance technologique sur les concurrents, au dépôt de brevets… La collaboration entre les industriels est plutôt rare.

Il se trouve que la recherche, disons publique, est en général financée par les États. Cependant, les industries en bénéficient indirectement car elles sont à l’affût des nouvelles découvertes, elles récupèrent des retombées en imaginant des produits nouveaux. Ainsi, la création de l’Internet dopée par une imagination débordante, surtout parmi les jeunes, a conduit à la création d’applications inimaginables.

En sens contraire une avancée technique peut faire avancer la théorie. En laissant murir un procédé, on découvre parfois qu’il comporte quelque chose d’universel. Citons deux exemples : tout d’abord, pour expliquer certains aspects de la physique quantique, le physicien-mathématicien Dirac a introduit (en 1926) un gadget appelé depuis la « masse de Dirac ». Quelque chose d’incompréhensible pour la majorité des chercheurs : peut-on imaginer une masse ponctuelle munie d’une énergie infinie ? Puis, voilà que bien des années plus tard, le mathématicien français Laurent Schwartz[1] invente la théorie des distributions. La masse de Dirac y trouve une place naturelle, elle n’est qu’une distribution parmi tant d’autres, tout rentre dans l’ordre, elle peut être utilisée clairement et rigoureusement. Plus récemment, pour les besoins de la prospection pétrolière, Jean Morlet déborde les travaux précédents et invente une technique de compression de données résolument nouvelle : les ondelettes. Avec Alex Grosmann, ils font avancer le concept, puis, le mathématicien Yves Meyer s’empare de cette découverte technique, il met en place la théorie qui fait des ondelettes un outil remarquable. De nombreuses applications se profilent à l’horizon y compris en mathématiques.

Dans un livre récent[2], Daniel Cohen se livre à une brillante analyse de la société post-industrielle et, en particulier, aux liens entre recherche et technique. Il cite un troisième exemple où la technique fait progresser la théorie qui à son tour permet de nouveaux développements technologiques. En voici un court extrait : L’idée extrême selon laquelle sciences et techniques formeraient deux mondes étanches est également fausse, Joel Mokyr, dans son livre The Gifts of Athena : Historical Origins of the knowledge Economy, rappelle que la thermodynamique est née au XIXe siècle de recherches visant à améliorer l’efficacité des machines à vapeur. La dialectique nouvelle entre sciences et techniques est, selon lui, le facteur crucial qui explique pourquoi la révolution industrielle du XVIIIe siècle diffère de celles qui ont précédé (en Chine, cinq siècles plus tôt, par exemple). Cependant, ce point de vue est contesté par des historiens et même par des écrivains. Ainsi notre récent prix Nobel (2008) Jean-Marie Gustave Le Clézio écrit : Cortes va exclure le monde indien, et, l’ayant réduit à l’esclavage, il permettra la conquête de tout le continent américain, du Canada à la Terre de Feu. Sans l’or, sans la matière première, sans le travail des esclaves surtout, quel eût été le sort de l’Europe et de sa révolution industrielle ? Retenons tout de même que la frontière n’est pas hermétique entre le mode de production d’idées nouvelles et celui des produits nouveaux.

Il y a à peine deux générations, le monde de la recherche et celui de l’industrie ne se fréquentaient pas. Les universitaires restaient dans leur tour d’ivoire tandis que les industriels ignoraient les activités scientifiques des chercheurs. L’immense majorité des ingénieurs étaient formés dans des grandes écoles totalement séparées des universités ; ajoutons que selon le « Rapport Schwartz » seulement 4 % d’entre eux avaient côtoyé la recherche. Le modèle français s’est développé sur le principe de la dichotomie : quand une insuffisance ou un besoin se font sentir, on ne construit pas à partir de l’existant, on bâtit à côté ! Nous nous sommes ainsi retrouvés avec deux systèmes de formation après le baccalauréat, les universités et les grandes écoles. En ce qui concerne la recherche, le même état d’esprit a conduit à la scinder entre les universités, quelques grandes écoles et des institutions spécialisées comme le CNRS et autres instituts. Nos concitoyens s’imaginent que nous avons trouvé le modèle universel alors que nous sommes les seuls à séparer ainsi des misions complémentaires. C’est du côté des anglo-saxons que se trouve le modèle le plus pratiqué au monde. Dans une université américaine, par exemple, il est possible de tout faire : suivre n’importe quel enseignement dans n’importe quelle discipline, faire la recherche de son choix. Les passerelles entre disciplines sont extrêmement nombreuses, mieux, elles deviennent naturelles. Une telle pratique facilite les dialogues, les rencontres, les échanges ; il s’agit d’un terreau pour l’innovation. Alors que nous, Français, nous cherchons encore les moyens du décloisonnement, ailleurs il s’est imposé comme principe fondateur. Les conditions d’un dialogue en France sont donc entravées dès le départ par une organisation qui établit des barrières artificielles entre les individus et les institutions.

Et pourtant, la technologie avance à grands pas, fortement soutenue par les progrès de la science. Ce livre l’a montré : les mathématiques sont partout, même si nous ne les voyons pas. Dans un colloque récent[3], des conférenciers ont cité deux exemples pour montrer comment les mathématiques sont utilisées dans la vie quotidienne, sans que nous nous en rendions compte. Dans la construction d’une voiture[4], la simulation numérique est omniprésente : combustion dans le moteur, température et ventilation, acoustique, gestion des compatibilités électromagnétiques (le câblage complet d’une voiture peut exiger jusqu’à dix kilomètres de fils électriques, le courant électrique induisant des phénomènes électromagnétiques qu’il faut gérer), suspension, échappement… sans oublier les tests de sécurité (réaction en cas de choc, protection des passagers). Il est devenu inutile d’écraser sur un mur plusieurs prototypes extrêmement coûteux quand une simulation numérique est aussi efficace, et surtout a un temps de réponse bien plus court. Savoir calculer le crash d'une voiture est bien lié à des exigences de sécurité : deux voitures qui sortent d'une même chaîne doivent avoir le même comportement vis-à-vis du crash, condition essentielle pour que le calcul soit prédictif. Une voiture trop souple écraserait ses propres passagers et une voiture trop rigide transmettrait tout le choc aux passagers. Sans cette exigence de sécurité, on aurait certainement fait moins attention à la qualité et la quantité des soudures, à la nature des structures porteuses etc.

Le second exemple concerne le téléphone mobile[5] : de la conception des puces jusqu’à la commercialisation, partout, à chaque étape de son élaboration, un téléphone mobile contient, enfoui dans ses profondeurs, des mathématiques. Sans oublier les structures extérieures qui lui sont nécessaires : antennes, gestion des lignes virtuelles…

Ainsi donc, envers et contre tout, en dépit des difficultés et des retards, les avancées de la science sont continuellement transférées vers la technologie et vers d’autres disciplines. Examinons maintenant les conditions de ces transferts.

L’irruption de l’informatique a provoqué une véritable révolution dans la technologie. Personne n’y était préparé, et pourtant tout le monde entrevoyait de nouvelles possibilités pour résoudre des problèmes concrets. Le développement d’une part, et l’apprentissage des nouvelles techniques informatiques d’autre part, ne pouvaient pas se développer en parallèle et en s’ignorant. Nécessairement, le monde de la recherche et celui de l’industrie devaient se parler, collaborer, progresser ensemble et partager les nouveaux savoirs. C’est ainsi que la plus grande entreprise informatique est allée dans les années soixante-dix jusqu’à embaucher des mathématiciens « normaliens » fraîchement promus.

Contacts Université-Industrie

Curieusement, les contacts Université-Industrie se sont faits en même temps par le sommet… et par la base. Commençons par cette dernière. Avec l’évolution des techniques, les universités se devaient de réagir et de répondre à la demande du monde industriel en personnel qualifié. Ainsi sont apparus de nouveaux enseignements faisant une large place à la technique ou à la technologie allant de « Bac+2 » à « Bac+5 ». Une partie des enseignements ne pouvait être assurée que par des ingénieurs ; aussi, des contacts entre les deux mondes se créaient et se développaient. J’ai connu cette période et j’ai gardé un excellent souvenir de ces nouveaux liens tissés avec un monde extérieur au nôtre. Nous formions des jeunes qui allaient en stage et pouvaient ensuite être embauchés, l’industrie découvrant ainsi un nouveau gisement d’étudiants, d’ingénieurs et de chercheurs à côté de celui des grandes écoles. L’université se montrait désormais capable de former des étudiants ayant des compétences appréciées par les industriels. Et puis, faut-il le souligner, ces enseignements avaient beaucoup de succès auprès des étudiants. Un vrai bouleversement !

On ne peut négliger le rôle important joué par la formation scientifique dans le développement des techniques. Certains attribuent le déclin de la Grande-Bretagne au XIXe siècle au fait que ses étudiants se sont orientés massivement vers les disciplines non scientifiques. Actuellement, la France semble prendre le même chemin, gare aux conséquences ; mais qui s’intéresse à ce qui va se passer dans quelques générations ? L’enseignement sert dans l’immédiat, mais il est aussi et surtout le garant du développement dans le long terme. Pour parler en termes de montagne, disons qu’un enseignement constamment réactualisé, laissant sa place à l’histoire, fait monter le niveau des camps de base successifs, ainsi, l’on pourra atteindre plus facilement de nouveaux sommets. À mon avis, c’est surtout cet argument qui devrait être utilisé par ceux qui souhaitent que tous les chercheurs fassent de l’enseignement. Habituellement, ils portent le problème sur un plan moral ou éthique (la charge d’enseignement doit être partagée entre l’ensemble des chercheurs), or la morale n’a rien à voir dans ce jugement, il s’agit tout simplement d’une question d’investissement scientifique. Un compagnon de randonnée, chercheur en géologie, va plus loin : il m’a affirmé que l’enseignement l’avait obligé à réfléchir aux fondements de sa recherche, la confrontation avec les étudiants le faisant progresser dans sa propre réflexion !

Le décloisonnement s’est aussi opéré par le haut. Avec les puissances de calculs offertes par les ordinateurs, les idées d’applications nouvelles ne tardèrent pas à se manifester. Elles sont venues, en particulier, des problèmes d’évolution des systèmes dynamiques, des systèmes d’équilibre… donc de toute une série de problèmes faisant appel à des équations différentielles (les fonctions inconnues dépendent seulement du temps) ou à des équations aux dérivées partielles (les fonctions inconnues dépendent de plusieurs variables, espace, temps…). Un autre secteur des mathématiques s’est développé parallèlement, celui des grands consommateurs de probabilités, statistiques, analyses de données, graphes, combinatoire etc.

Les industriels avertis savaient qu’ils n’allaient pas redécouvrir à eux seuls le monde : la plongée dans un nouveau domaine exige beaucoup de temps et d’investissements. S’approprier une autre problématique que la sienne exige une imprégnation des esprits qui ne se fait pas du jour au lendemain. Pour progresser, une méthode réaliste consiste à s’adresser à des universitaires chevronnés et à les embaucher comme consultants. Chacun reste ainsi à sa place, mais chaque partie influence l’autre. On peut avoir l’impression que le transfert fonctionne dans un seul sens, du consultant vers l’entreprise. Il n’en est rien, l’entreprise influence aussi le consultant en lui faisant découvrir de nouveaux problèmes qui peuvent infléchir sa recherche ou celles de son équipe, et stimuler ainsi la recherche. Cependant, pour apprendre, il ne faut pas avoir de préjugés. Une entreprise a sa propre cohérence. Au début, un universitaire peut avoir des doutes sur sa stratégie industrielle. Mais petit à petit, à son contact il comprendra mieux ses choix. C'est un peu comme dans un pays étranger : au début le visiteur est un peu surpris par certains comportements, mais il se rend compte très vite que chaque société a une certaine cohérence. Souvent, les motivations des individus sont différentes, de sorte que la tendance naturelle n’est pas à l’écoute. C’est le respect mutuel et l’acceptation de cultures différentes qui favorisent les échanges.

Amorcer la pompe

Très souvent, le premier contact entre deux équipes, l’une industrielle, l’autre universitaire, est décisif pour l’avenir d’une éventuelle collaboration. L’exemple suivant est significatif. Présentons les protagonistes : côté universitaire, Mohamed Masmoudi, Philippe Guillaume et leur équipe de l’Institut de Mathématiques de Toulouse avaient acquis un savoir-faire important dans le domaine de la recherche de formes optimales et dans celui des calculs de champs électromagnétiques. Côté industriel, la société Thales Alenia Space (anciennement Alcatel Espace) était de son côté confrontée à un problème urgent de conception optimale d’un répartiteur d’une antenne satellitaire complexe. Par bonheur un contact est établi, il donne lieu à un contrat : c’est un succès ! Une dizaine de projets de recherche ont suivi cette première aventure.

Aujourd’hui la collaboration entre les deux groupes est tout à fait naturelle, des relations de confiance régissent leurs rapports. Mieux, l’entreprise industrielle embauche maintenant des mathématiciens !

De plus, pour mener à bien la réalisation d’un gros logiciel adapté aux exigences industrielles, les collaborateurs se sont vite rendu compte que la création d’une startup était indispensable. Elle s’appellera Cadoe (Calcul Adaptatif par Dérivées d’Ordre Élevé) et aura pour mission de valoriser les techniques de calcul adaptatifs à partir de dérivées d’ordre élevés. Cette société a connu un beau développement puisqu’elle compte une quarantaine de salariés dont une dizaine de jeunes mathématiciens. Elle fait partie aujourd’hui du groupe Ansys, leader mondial du logiciel de calcul, et est considérée comme un centre de recherche extrêmement fécond.

Cette collaboration aura une retombée inattendue, côté universitaire. Philippe Guillaume va acquérir un certain savoir-faire, il l’aidera beaucoup dans la création d’une startup et d’un produit entièrement nouveau. Nous en parlerons à la fin de ce chapitre.

Consultation

J’ai été consultant pendant plusieurs années à la Société d’Économétrie et de Mathématiques Appliquées à Paris. En réalité, cette entreprise jouait un rôle d’intermédiaire entre la recherche et l’industrie. Ses personnels avaient une culture d’ingénieurs mathématiciens complétée par des compétences dans d’autres spécialités. Le dialogue était donc facilité. De telles sociétés intermédiaires sont utiles pour établir plus facilement le contact entre recherche et industrie, pour entretenir des échanges confiants, et pour prouver aux industriels l’utilité d’injecter les résultats les plus récents de la recherche dans une technologie naissante et innovante. Parfois, la difficulté essentielle vient de ce que, face à un problème, l’ingénieur n’imagine pas un seul instant qu’il peut le modéliser, c'est-à-dire le traduire en termes mathématiques et bénéficier alors d’un puissant outillage aussi bien mathématique qu’informatique. La consultation à la SEMA a renforcé mon goût pour les mathématiques appliquées et m’a appris à respecter le travail de ces ingénieurs confrontés aux dures réalités des problèmes industriels. Les consultants jouent un rôle essentiel dans l’établissement de relations confiantes entre les deux mondes. C’est grâce à eux que les industriels peuvent comprendre tout l’intérêt qu’ils ont à embaucher des étudiants titulaires d’une thèse. Malheureusement, ces jeunes chercheurs sont encore très peu nombreux dans le monde industriel. Et pourtant, ils sont bien placés pour assurer le lien entre leur ancienne équipe de recherche et leur nouvel environnement où la préoccupation est le développement. Ils ont l’expérience de la recherche que n’ont pas les ingénieurs, ce qui est réellement un avantage. Des progrès ont été accomplis dans ce sens, mais ne soyons pas trop optimistes, beaucoup reste encore à faire. Bien sûr, pour l’entreprise, la rentabilité n’est pas immédiate, mais elle bénéficiera certainement de retombées à moyen et long terme.

Ainsi, que ce soit via la formation ou la consultation, des liens existent maintenant entre deux mondes qui se rapprochent de plus en plus. Je crois beaucoup que les jeunes constituent le vecteur des transferts, épaulés par les anciens.

Le piège de la consultation

Une mise en garde s’impose. La consultation est enrichissante pour les deux parties à condition que chacune reste dans son métier. Pour être plus précis, un chercheur ne doit pas devenir un développeur et vice-versa. J’ai connu des chercheurs, flattés d’obtenir de nombreux contrats de recherche, qui orientaient leurs équipes vers le développement. C’était assurément une erreur qui conduit inexorablement à la perte de l’expertise, et de là dans une impasse.

Il est vrai que le temps n’est pas élastique. Trop de temps consacré à des tâches autres que la recherche conduit inexorablement à une perte de compétence. L’équation est assurément difficile à résoudre pour un chercheur qui veut garder ses relations et activités sociales, tout en avançant dans sa recherche, en dirigeant une équipe dynamique, en assumant sa part d’enseignement ainsi que quelques taches de gestion, et, malgré toutes ces charges, en mettant un pied dans la consultation industrielle. Après cette énumération, le lecteur comprendra que le métier de chercheur ne manque pas de saveur, qu’il impose un engagement total.

Certaines grandes entreprises coopèrent avec le monde de la recherche depuis fort longtemps. Citons Électricité de France, le Commissariat à l’Énergie Atomique, Dassault Aviation… La difficulté des problèmes à résoudre les a conduites très tôt à rechercher les compétences là où elles se trouvent. Citons enfin une institution efficace pour assurer la diffusion et l’acquisition des connaissances : les écoles d’été, comme celles du groupement CEA-EDF-INRIA. Pendant près de deux semaines, des chercheurs et des ingénieurs d’origines diverses travaillent ensemble dans un cadre agréable et tranquille qui favorise les échanges. J’ai moi-même enseigné dans une de ces écoles où j’ai présenté des méthodes d’optimisation ; la préparation des cours m’a conduit à la rédaction d’un livre sur le sujet, traduit maintenant en plusieurs langues dont le chinois, le russe et le polonais.

Les contacts entre les universités et les petites et moyennes entreprises sont par contre encore très réduits. C’est regrettable, car là aussi une collaboration serait profitable aux deux parties.

Valorisation industrielle

Quand je me suis lancé dans la création d’une école d’ingénieurs dans le cadre de l’Université de Nice-Sophia Antipolis, j’avais proposé la mise en place simultanée d’une agence de valorisation industrielle. Personne à l’université n’y était ouvertement opposé. Il n’en reste pas moins que le projet a mis une vingtaine d’années pour aboutir ! À l’époque, seulement trois ou quatre universités françaises étaient sensibilisées au sujet ; aujourd’hui elles sont devenues très nombreuses à se préoccuper du transfert de technologie. Les progrès sont donc évidents, mais il faudra encore du temps avant de parvenir à une franche et intense collaboration. Une certaine imprégnation des esprits est nécessaire. Et puis, sans doute faut-il amorcer le processus ; des exemples, des modèles sont nécessaires pour que la machine se mette définitivement en route.

Le gisement des seniors

Nous avons parlé de l’importance des jeunes dans le transfert des connaissances. Il est clair qu’il y a là un important gisement de compétences à exploiter. Mais, aujourd’hui, un autre gisement s’épuise sous nos yeux en Europe : je veux parler de celui des seniors. Plus grave : ce gisement est exploité par des pays comme les États-Unis d’Amérique, le Canada, Hong Kong… bientôt par les grands pays asiatiques. Nous voyons très souvent des mathématiciens renommés, en santé convenable, partir à la retraite… et continuer leurs activités dans ces pays étrangers. La plupart pourraient rester en France pour y exercer le métier de consultant scientifique à temps partiel. Ils ne prendraient la place de personne et rendraient d’énormes services à la collectivité. À travers eux, des liens concrets s’établiraient entre recherche et industrie. Et pourtant ce gisement est négligé pour des raisons culturelles… et administratives. À nos décideurs d’en prendre conscience.

Startup

Nous constatons qu’aujourd’hui de jeunes talents en mathématiques se lancent dans l’aventure industrielle, ce qui était impensable il y a seulement une génération. Ils maîtrisent des compétences, ils savent qu’elles sont peu ou mal utilisées dans la pratique, ils veulent voir leur rêve se réaliser : transformer une théorie en une application bien concrète. Ils savent qu’ils vont s’aventurer dans un monde bien différent du leur, un monde à risque, qui ne fait aucun cadeau. Très tôt, ils se rendront compte de leur naïveté de débutants : un produit industriel est bien plus complexe qu’on ne l’imagine au départ, il faut savoir s’adapter, changer de voie, évoluer. Ils seront confrontés à la recherche de l’argent, à la responsabilité des recrutements, à l’administration. Leurs produits devront être promus et vendus. Ils pénètreront dans une nébuleuse qui leur sera d’abord inconnue, avec toujours un risque d’échec. Mais qu’importe un échec si l’on s’est enrichi intellectuellement, si l’expérience est prometteuse. Finalement, ils vont se lancer dans la création d’une toute petite entreprise qu’ils espèrent faire croître rapidement, une startup.

De nombreux mathématiciens ont crée des startup : une idée, de la volonté, un esprit ouvert et les voilà plongés dans l’aventure. Nous allons présenter deux personnalités exceptionnelles, très différentes l’une de l’autre, mais partageant la même rage de transformer leurs idées en produits industriels. Cependant, il ne faudrait pas s’imaginer que des talents aussi exceptionnels sont nécessaires pour se risquer à la création d’une entreprise. De nombreux scientifiques plus classiques s’y sont mis avec succès !

« Stéphane Mallat » était un jeune élève brillant, fort en mathématiques. Il a suivi l’itinéraire classique d’une certaine « élite » de ce pays : après le baccalauréat, entrée dans une classe préparatoire aux grandes écoles, admission à l’École Polytechnique, choix d’une école d’application (l'École Nationale Supérieure des Télécommunications). Jusque-là, il présente donc un profil classique d’un jeune scientifique excellent. Mais voici qu’il se trouve devant la première bifurcation de sa carrière : notre jeune homme décide de faire de la recherche. Il part aux États-Unis, à l'université de Pennsylvanie (Philadelphie) pour y préparer un doctorat en « Electrical Engineering ». Il est ensuite recruté au Courant Institute of Mathematical Sciences de l’université de New York comme assistant professeur, puis comme professeur. Cet institut est très célèbre et n’y entre pas qui veut ! Dix ans après son départ, le voici de nouveau en France où il est nommé… professeur dans sa chère École Polytechnique. Encore une voie classique pour un chercheur brillant, car brillant, il l’est à coup sûr : en 2004, il a reçu le prix ISI-CNRS pour le chercheur français le plus cité en informatique et sciences de l'ingénieur durant les 20 dernières années. Mais alors, voici qu’une seconde bifurcation le fait entrer dans un monde nouveau : avec trois autres chercheurs, il crée une startup dénommée « Let it wave ». Après avoir maitrisé la théorie de la compression en utilisant des ondelettes, Stéphane Mallat parvient à compresser efficacement les images sans les altérer, battant des records de compression. Il se rend compte rapidement que son procédé a de très nombreuses applications[6]. Sa société propose les meilleures solutions du marché, le succès est là, des capitaux arrivent pour la faire grossir. Et cependant, un obstacle de taille compromet l’avenir de nos quatre créateurs : devant l’utilisation massive des compressions qui se prépare, en particulier dans la télévision haute définition, les besoins en financement de l’entreprise qu’ils ont fondée deviennent énormes. Nos mousquetaires sont confrontés à un choix : se vendre ou péricliter et perdre le leadership qu’ils ont conquis, faute de capitaux. C’est la vente de la startup au profit d’une importante société américaine qui est finalement décidée, avec l’agrément du personnel. Dans une lettre ouverte[7] à Valérie Pécresse, Ministre de la recherche et de l’enseignement supérieur, Stéphane Mallat relate les circonstances de cette vente à une société étrangère plutôt que française. Fort de son expérience très enrichissante, Stéphane Mallat revient comme professeur de mathématiques à l’École Polytechnique. Il y anime, en particulier, un cours très original et particulièrement suivi sur la création d’entreprise. Que nous réserve-t-il, quelle sera sa nouvelle aventure, sa troisième bifurcation ?

« Philippe Guillaume » est notre second prodige. Pour lui, pas de classes préparatoires aux grandes écoles, pas d’École Polytechnique ou d’École Normale Supérieure. Non, un simple baccalauréat littéraire, une passion (le piano dès l’âge de onze ans) et un travail : accordeur de piano, technicien de concert. Pendant quinze ans il exerce ce métier, travaillant pour l'orchestre du Capitole (Toulouse) et pour des artistes prestigieux tels que Maria João Pires et Alicia de la Rocha. Il est artisan indépendant, disposant d’un atelier partagé avec un menuisier. Il accomplit aussi un travail en sous-traitance pour des magasins d’instruments de musique.

Maintenant, tenez-vous bien, car la suite du parcours défie toutes les statistiques. À 32 ans, il décide de commencer des études universitaires en mathématiques, tout en gardant son gagne-pain. En quatre ans, il passe le Diplôme d’Études Universitaires Générales (DEUG), une maîtrise et… l’agrégation ! À 39 ans, il soutient brillamment une thèse de mathématiques, à 43 ans, le voilà devenu Professeur des Universités. Il ne perd pas de temps, il encadre sept thèses, dirige le département de mathématiques de son établissement, gère des contrats de recherche, fait de la consultation… et participe à la création d’une entreprise nommée Cadoe[8] (Calcul Adaptatif des Dérivées d'Ordre Élevé), rapidement devenue leader mondial dans le domaine de la recherche de formes optimales, et intégrée aujourd’hui au puissant groupe mondial Ansys.

Mais il n’a pas oublié son premier métier : il oriente maintenant sa recherche vers la synthèse des sons de piano. Il publie un ouvrage sur le sujet[9]. Selon Mohamed Masmoudi, son compère toulousain : Grâce à sa première vie, il a pu identifier les phénomènes essentiels responsables de la génération du son de piano, proposant un modèle qui décrit l'ensemble table d'harmonie, cordes, sillet et chevalet, ainsi que leur interaction avec l'air. Très vite, son modèle de piano virtuel trouve un nom : Pianoteq. Sa particularité tient à ce que les sons ne sont pas stockés mais créés en temps réel. Avec l’appui de l’Anvar, de l’Insa et de l’Institut de Mathématiques de Toulouse, la jeune pousse Modartt est créée afin de commercialiser Pianoteq sur Internet. Le succès est immédiat : les appréciations des professionnels[10] sont extrêmement élogieuses, tous parlent de rupture avec l’existant, d’une révolution ! L’Internet reflète ce succès grandiose : le téléchargement pour essai des diverses versions de Pianoteq et de logiciels complémentaires peut se faire à partir de 219 000 pages Web (novembre 2009). La jeune pousse, en pleine croissance, ne cesse d’innover. Chacun peut imiter le style de piano qu’il préfère.

Pour le moment, Philippe Guillaume a déjà vécu trois vies professionnelles. Avec ses qualités humaines peu communes, il mobilise son intelligence pour créer de l'harmonie autour de lui ! Que nous réserve-t-il encore ?

[1]. Il recevra en 1950 la consécration suprême dans le monde mathématique : la médaille Fields.

[2]. Cohen Daniel, Trois leçons sur la société post-industrielle, Seuil, La République des Idées, Paris, 2006.

[3]. Maths à Venir 2009, 1-2 Décembre 2009, Maison de la Mutualité, Paris.

[4]. Exemple proposé par Pierre-Louis Lions, Médaille Fields, Professeur au Collège de France.

[5]. Exemple cité par M. Corbel, SFR, France.

[6]. Nous en avons parlé dans le chapitre 12.

[7]. Cette lettre contient aussi les vues de l’auteur sur les relations entre la recherche et l’industrie. Voici une adresse sur l’Internet : http://smf.emath.fr/Publications/Gazette/2009/121/smf_gazette_121_107-116.pdf

[8] Nous avons déjà parlé de cette Startup comme conséquence d’une collaboration Université-Industrie. Parmi les créateurs, Mohamed Masmoudi, Professeur à l’Université de Toulouse, l’expert mondial sur la recherche de formes optimales en utilisant des dérivées d’ordre supérieur à un.

[9]. Ph. Guillaume, Musique et acoustique : de l'instrument à l'ordinateur, Hermès-Science Lavoisier, collection d'acoustique, 192 pages, 2005.

[10]. On pourra consulter le site :

http://www.pianoteq.com/media?lang=fr. À partir des mots-clés pianoteq, review ou forum, un moteur de recherche sur Internet vous fera découvrir une presse et des avis dithyrambiques sur Pianoteq.