Médailles Fields, et après ?

Mise à jour : en 2014, Maryam Mirzakhani est la première femme à recevoir la médaille Fields.

Mise à jour : en 2017, Maryam Mirzakhani est malheureusement décédé le 14 juillet 2016.

 

Les mathématiques françaises se portent bien : que ce soit au niveau des invitations plénières dans les grandes conférences, des bourses internationales accordées à de jeunes chercheurs ou des grands prix décernés, la moisson 2010 est impressionnante. Et, cerise sur le gâteau, lors du dernier Congrès International des Mathématiciens (Août 2010, Hyderabad, Indes), deux des quatre médailles Fields ont été décernées à des français : Cédric Villani et Ngo Bao Chau, ce dernier étant d’origine vietnamienne. Les deux autres médaillés sont Elon Lindenstrass (Israël) et Stanislav Smirnov (Russie).

Faut-il le rappeler, il n’y a pas de prix Nobel en mathématiques. Certains attribuent cela à une rivalité amoureuse entre Nobel et le mathématicien suédois Mittag-Leffler. Des publications très pertinentes prouvent qu’il n’en est rien. Les deux hommes ne s’appréciaient pas du tout, et puis, l’un était très riche et l’autre, créateur de la revue internationale Acta Mathematica, était très bien introduit à la cour de Suède.

Pour compenser cette omission, dès 1923, le mathématicien John Charles Fields suggère la création d’une récompense suprême pour les mathématiciens les plus brillants. Ce sera fait, ils recevront non pas un prix Nobel mais une médaille Fields. D’ailleurs, à sa mort, Fields lègue sa fortune au financement de ces médailles. Physiquement, elles sont l’œuvre d’un sculpteur canadien, sur une face, nous trouvons Archimède et sur l’autre une mention disant qu’il s’agit d’une récompense de l’Union Mathématique Internationale.

Les deux premières médailles seront décernées au congrès mondial d’Oslo en 1936. Plus tard, elles passeront à quatre tous les quatre ans. Il y a quelques différences notables avec le prix Nobel. D’abord, en mathématiques, c’est une émanation de l’Union Mathématique Internationale qui choisit les heureux élus ; ainsi, les médaillés sont donc distingués par leurs pairs. Ensuite, il y a une limite d’âge : pas de médaille après quarante ans ! C’est une clause terrible, à cause d’elle Andrew Wiles a raté de justesse la médaille ; et pourtant, il a démontré que la fameuse conjecture de Fermat est vraie, elle qui a résisté aux assauts de nombreux mathématiciens pendant presque quatre siècles ! En fait, cette médaille est une récompense mais aussi un encouragement aux jeunes mathématiciens. Chaque médaille est accompagnée d’un prix de 15.000 dollars canadiens, soit un peu plus de 10.000 euros, disons pour simplifier, cent fois moins que le prix Nobel. Indubitablement la fortune léguée par le mathématicien Fields est sans commune mesure avec celle de l’inventeur de la dynamite.

Sur les 52 médailles décernées depuis 1936, voici la répartition par états : Etats-Unis d’Amérique : 13, France : 11, Ex-Urss : 9, Grande-Bretagne : 5, Japon : 3. Les autres sont partagées entre plusieurs pays. Ainsi, la France fait presque jeu égal avec les Etats-Unis malgré une population bien moins nombreuse, le coq gaulois peut lancer son cocorico !

Ajoutons qu’il y a d’autres prix appréciés par les mathématiciens, comme le Prix Abel ou celui du Japon. Là aussi le France est bien placée.

Apparemment, il ne viendrait l’idée à personne de refuser un honneur proposé par l’ensemble de la communauté des mathématiciens. Pourtant, le français Alexandre Grothendick a refusé de se rendre à Moscou (congrès de 1966) pour y recevoir sa médaille. Il manifestait ainsi son opposition à la politique de l’URSS. Plus près de nous, le phénomène Grigori Perelman (médaillé en 2006) a refusé sa médaille ainsi que le prix Clay d’un million de dollars. Perelman n’est pas riche, il a d’autres valeurs, il pense que l’argent et les honneurs pervertissent les mathématiques, ce qu’il refuse de faire.

Les médailles attirent les médailles, elles ont tendance à s’agglutiner. C’est ainsi que la majorité des médaillés en activité se retrouvent dans seulement deux lieux exceptionnels : l’Université de Princeton dans le New-Jersey aux Etats-Unis et la… région parisienne ! Si la situation est plus simple dans l’université américaine qui regroupe tous les champs des connaissances, elle est bien plus complexe à Paris en raison de la dispersion de nos moyens d’enseignements et de nos moyens de recherches (Universités de Paris et de la région parisienne, Ecole Normale Supérieure, Ecole Polytechnique, Collège de France, Institut des Hautes Etudes Scientifiques, INRIA…). Quoiqu’il en soit, il y a dans chacun de ces deux lieux environ treize médailles Fields.

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Nos jeunes médaillés ne ressemblent en rien à l’image que certains se font des « forts en maths ». Il s’agit d’êtres de chair et de sang qui s’intéressent à énormément de choses, très ouverts sur notre société. Notre brillantissime Cédric Villani a pris très tôt des charges sociétales, dès l’Ecole Normale Supérieure. A son sujet, il est bon de rappeler qu’il a débuté dans la recherche sous la direction d’un jeune français qui venait tout juste de recevoir… une médaille Fields : Pierre-Louis Lions.

Plusieurs raisons expliquent le succès des mathématiques françaises : tout d’abord, après le latin, les mathématiques sont devenues une matière de sélection et de respect ou admiration. Et puis, dans le passé, notre enseignement des mathématiques était d’un excellent niveau et permettait à de jeunes esprits de prendre leur envol sur des bases saines et rigoureuses. Mieux, nos enseignants réussissaient à communiquer leur passion, elle est indispensable pour faire des mathématiques ! Ensuite, dans les universités la sélection des chercheurs est redoutable, c’est un modèle de recrutement extrêmement objectif, qui instaure une règle du jeu identique pour tous les candidats d’où qu’ils viennent. Ajoutons que c’est bien chez nous qu’un groupe de mathématiciens francophones s’est lancé dans la publication, sous le nom imaginaire de Nicolas Bourbaki, d’une présentation cohérente des mathématiques. Ce « cartésianisme » typiquement français a certainement laissé des traces dans la rigueur de nos mathématiciens.

Une exception française mérite d’être signalée : tous les médaillés français sauf un sortent de … l’Ecole Normale Supérieure (rue d’Ulm, Paris). C’est unique au monde, cela s’explique très bien : avec notre système centralisé, nous avons créé un entonnoir qui conduit les lycéens brillants en mathématiques vers les classes préparatoires (Mathématiques supérieures puis spéciales). Après une compétition farouche, les passionnés de mathématiques choisiront l’Ecole Normale Supérieure. Et voilà l’élite réunie dans une même école. Notons que la sélection est la même pour les mathématiciennes, mais que les résultats sont loin d’être identiques. Comme nul n’a montré l’existence d’un gène masculin des mathématiques, nous pouvons nous poser bien des questions sur le système social qui conduit à ces résultats si disparates !

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Nous percevons actuellement une redistribution des cartes chez nos pur-sang en mathématiques : certains d’entre eux s’orientent vers la médecine, les sciences économiques, le commerce… c’est regrettable pour les mathématiques, mais si des cerveaux brillants vont s’épanouir dans d’autres disciplines, qui pourrait s’en plaindre ? Le domaine financier aussi attire de plus en plus de mathématiciens, les masters de mathématiques financières se remplissent ce qui a pour effet de dégarnir dangereusement les autres spécialisations. Le phénomène est général en Europe.

Et pourtant, les besoins en mathématiciens sont énormes. En effet, les mathématiques envahissent la quasi-totalité des domaines de recherche. Aujourd’hui, pour analyser une situation physique, économique, financière, sociologique, médicale… nous faisons appel à la notion de modèle. Il s’agit de définir les variables qui décrivent le processus étudié, de relier ces variables entre elles par des équations ainsi que par des paramètres à adapter au processus. Il ne reste plus qu’à résoudre ces équations en cherchant les meilleures valeurs des paramètres pour que les résultats numériques collent au mieux aux réalités physiques. C’est la simulation numérique à la suite de la modélisation. Elle présente bien des avantages, elle permet de nombreux tests, on peut ainsi faire voler un avion, confronter des voitures avec le test du choc contre un mur, tout cela sans aucune construction physique ! Tout est virtuel, c’est rapide et infiniment moins couteux que des essais réels.

Nous devinons que dès qu’une discipline s’oriente vers une description quantitative, les mathématiques s’invitent à la fête. De nombreux problèmes qualitatifs font aussi appel à elles. Nous comprenons mieux pourquoi le besoin de mathématiciens se fait de plus en plus sentir. Ajoutons qu’aujourd’hui, une double culture est très appréciée, nous sommes revenus à l’ère du multidisciplinaire.

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Curieusement, pour les footballeurs, les artistes ou les patrons du Cac 40, nous sommes abreuvés de chiffres, leurs revenus fabuleux s’étalent au grand jour. Quand il s’agit de nos chercheurs, fussent-ils les plus brillants du monde, c’est le grand silence. Aussi, nous allons nous intéresser aux revenus des universitaires et plus particulièrement à ceux des débutants. Les mathématiciens procèdent souvent par comparaison, ici, nous disposons d’un salaire « étalon », le fameux Smic, celui du smicard. Pour fixer les idées, nous retiendrons qu’il vaut, à peu près, 1.000 € nets pas mois[1]. Eh bien, les salaires des enseignants-chercheurs s'étalent de 1,67 à 4,30 smics. Une infime minorité d'entre eux arrive à 4,86 smics (ceux qui atteignent la classe exceptionnelle).

Ainsi, nos chercheurs reconnus comme les meilleurs au niveau mondial, lauréats de grands prix internationaux (Nobel, Médaille Fields, Prix Abel, Turing (informatique), Crafoord (astronomie) …) reçoivent en France un salaire inférieur à 5 Smics. Comme le disait Albert Einstein, la science est une chose merveilleuse… tant qu’il ne faut pas en vivre !

A titre de comparaison, les salaires des mathématiciens aux Etats-Unis d’Amérique tiennent de la bulle spéculative : un assez bon mathématicien se voit offrir de 2 à 5 fois son salaire français, ne parlons pas des stars comme les médailles Fields, pour elles, le coefficient multiplicateur est facilement 10 ! Ajoutons que les conditions de travail sont à l’unisson.

Osons une autre comparaison, pour cela faisons une incursion rapide dans le secteur privé. Pour situer la moyenne des revenus annuels des 50 patrons les mieux payés de France, nous allons présenter un chiffre même s'il donne le vertige. Cela vaut la peine de retenir le coefficient multiplicateur : « chacun » de ces patrons gagne[2] autant que « 316 smicards », soit avec une autre unité, autant que « 63 Prix Nobels ou médailles Fields ! ».

Ainsi, les salaires de nos chercheurs chevronnés sont loin d’être en harmonie avec ce qui se fait ailleurs. Cependant, le plus gros problème concerne nos jeunes chercheurs : bardés de diplômes, hautement sélectionnés, ils débutent à moins de 1,7 smics après 10 ans d’études supérieures (8 ans pour les trois cycles Licence-Master-Doctorat et 2 ans de Post-Doctorat).

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Au vu des salaires présentés, nous pourrions nous attendre à un exode massif de nos chercheurs, à la fuite des cerveaux. Pour le moment, il n’en est rien, au contraire, il y a plus de mathématiciens étrangers qui viennent s’installer en France que de départs de français vers l’étranger. Cela concerne aussi bien les chercheurs de niveau international que les débutants en mathématiques. Aujourd’hui, dès qu’un poste de professeur est ouvert à la compétition, de très nombreux chercheurs sont candidats.

Malgré des salaires bien loin d’être mirobolants, il y a donc beaucoup de chercheurs heureux en France : il semble qu’ils trouvent des compensations énormes dans… la recherche. Ajoutons que travailler dans un environnement dont le niveau est reconnu internationalement n’est pas pour déplaire aux mathématiciens français. Et puis, la qualité de la vie en France semble très appréciée, aussi bien par les étrangers que par les français. En font partie, notre système de santé et celui de l’enseignement, malgré leurs insuffisances.

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Cependant, un bouleversement se prépare, il pourrait changer complètement la situation. En effet, si l'on examine l'évolution des salaires des débutants depuis 1984 et si l’on se risque à une simple extrapolation afin d’avoir une idée de ce qu’ils pourraient être dans le futur, on se rend compte qu’en 2025, nos jeunes chercheurs débuteraient au smic[3]. Cela arrivera à coup sûr, si nous laissons le système évoluer sans aucun correctif !

Nous le constatons tous les jours, lorsque les distorsions salariales entre des pays deviennent trop importantes, la fuite des cerveaux est inéluctable, elle s’organise au profit des pays les plus développés. A l’approche de 2025, si rien n’est changé dans l’évolution des salaires des jeunes chercheurs français, nous pouvons nous attendre au fameux « Brain drain » au détriment de la France.

Il faut dix ans pour former un jeune mathématicien, ajoutons encore cinq à dix ans et les plus brillants d’entre eux pourront être récompensés sur la scène internationale. Cela signifie que grâce aux recrutements passés, nous pouvons encore espérer quelques médailles aux deux ou trois prochains Congrès Internationaux des Mathématiciens.

Ensuite, vers 2020-2025, la fuite des cerveaux risque d'aspirer nos meilleurs jeunes scientifiques, adieu les médailles ! Notre pays sera-t-il encore « développé » ? Il y a urgence à se préoccuper de la question.

 

Jean CEA est professeur honoraire à l’Université de Nice Sophia-Antipolis et membre de l’Academia Europaea. Il est l’auteur de plusieurs livres dont « Une vie de mathématicien, Editions L’Harmattan, 2010 », un ouvrage grand public.

Nice, le 2 novembre 2010.

 


[1]. Au 1er janvier 2010, il valait 1.055,42 euros.

[2]. En 2006, Cf. La Dépêche, http://www.ladepeche.fr/article/2007/10/25/112859-Revenus-316-ans-de-Smic-pour-les-grands-patrons.html