A propos de la Tunisie

 

Les "Lumières"

Nous connaissons tous la part importante prise par les "Lumières" dans la révolution française. Il se trouve que c'est en Tunisie qu'un nombre important de "Nouveaux penseurs de l'Islam" se sont développés. On comprend mieux pourquoi l'étincelle de la révolution du monde arabe s'est produite en Tunisie. Voici un extrait  :

" Une remarque pour terminer : en consultant les très nombreux ouvrages sur les nouveaux penseurs de l’islam, on constate que beaucoup d’entre eux sont issus de Tunisie. Pourquoi ce petit pays a-t-il donné naissance à autant d’esprits novateurs ? Citons Abdelmajid Charfi, Mohamed Charfi, Abdelwahab Meddeb, Youssef Seddik, Mohamed Talbi... N’est-ce pas une conséquence heureuse de la formation profane dispensée dans ce pays à l’École Sadiki, créée en 1875 par le précurseur Kheireddine ? De très nombreux intellectuels tunisiens sont passés par cette formation en y apprenant la séparation de la religion et de la science, sinon de la rationalité tout entière..."

Et puis : "Dans toutes les grandes révolutions, le mouvement est parti du peuple, éclairé par une élite."

"Le travail des élites est important, fondamental ; il est le ferment qui conduira au changement, comme d’autres penseurs l’ont fait dans le monde occidental. Mais il ne suffira pas à faire entrer l’islam dans la modernité : l’adhésion du peuple est indispensable. Combien de temps faudra-t-il encore pour que les lumières éclairent le monde musulman ?

 

La jeunesse

Elle a joué un rôle fondamental dans la révolution, c'était prévisible. Voici deux extraits :

"Mais, en sens contraire, la jeunesse est le vecteur principal de la conquête de la liberté, de l’exigence d’une vie meilleure, ici-bas et tout de suite. Grâce à la mondialisation de l’information, elle sait comment vivent les jeunes des pays économiquement avancés, elle ne tardera pas à réclamer sa part du festin. Les beaux discours des mollahs, leurs milices bien armées résisteront-ils à la poussée des jeunes ? Verrons-nous les États islamistes imploser de l’intérieur comme cela est arrivé dans les anciens États soviétiques ?

Les exigences viennent de la jeunesse, nous avons intérêt à miser sur elle." 

Comme tous les pays musulmans, la Tunisie est un pays jeune, voici quelques données démographiques (juillet 2007)

Population : 10 276 158
< 15 ans : 24,00
Age médian : 28,30

Par comparaison , en France , 18,60 % de la population a moins de 15 ans et l'age médian y est de 39,00 ans.

Ajoutons ceci : la jeunesse ne constitue pas un ensemble uniforme, en gros, il y a trois groupes distincts : les diplômés qui ont trouvé un travail convenable (souvent dans l'insécurité), les diplômés-chômeurs (quelle déconvenue, quelle humiliation !) et les non-diplômés (souvent dans la misère, quelle rage !). Insécurité, humiliation, rage, manque de liberté, la jonction s'est faite.

 

Les femmes

Le Président Bourguiba a beaucoup apporté au statut des femmes en Tunisie. Les femmes, instruites elles aussi, aspirent à une plus juste égalité avec les hommes, malgré certaines avancées. Leur rôle a été important dans l'étincelle de la révolution en Tunisie.

" Notre pays ne peut pas se priver de la moitié de la population s’il veut un développement économique assez rapide. Le Prophète a fait faire aux femmes un progrès considérable de son temps. Ce faisant, il a montré la direction à suivre, mais nous avons cessé de progresser dans cette voie depuis sa mort. Certes, les religieux continueront de mettre des obstacles au changement, dans ce domaine comme en d’autres. Mais nous devrions trouver de puissants alliés chez les femmes elles-mêmes. Je ne doute pas qu’avec l’instruction et l’éducation, elles ne tarderont pas à revendiquer aussi leur libération de la tutelle millénaire des hommes."

Et un autre extrait  :

" Si l’on veut garder le sens de ce message, il faut aller dans la direction qu’il a voulue, dans le sens du vecteur, et lire les textes sacrés dans le contexte du XXIe siècle, et non plus dans celui des premiers siècles de l’islam. Mahomet a fait passer en son temps le statut des femmes de zéro à un demi, et cette promotion fut sans doute difficilement acceptable par les hommes de ces lieux et de cette époque. Mais la direction était montrée, ce n’est pas le Prophète qui s’oppose à l’égalité revendiquée aujourd’hui, mais bien le conservatisme et le goût du pouvoir des hommes. "

Ajoutons qu'avant la fameuse étincelle, les femmes manifestaient déjà contre la répression !

 

L'information et la communication

Nous connaissons tous la part importante prise par les communications dans la révolution du monde arabe et plus particulièrement en Tunisie.

" Avec la mondialisation de l’information, les pauvres peuvent comparer tous les jours leur situation à celle des autres, cela devient très vite insupportable. Cette mondialisation de la prise de conscience de la misère et de son rejet est unique dans l’histoire de l’humanité. C’est là que réside aujourd’hui l’un des facteurs les plus déstabilisants pour notre civilisation. "

Autre extrait au sujet des communications  :

" De nos jours avec la rapidité des communications et les moyens encore plus rapides de la transmission de la pensée, nous n’hésitons pas à considérer le monde comme une petite ville unie habité par des peuples différents, par nécessité, en contact toujours plus fréquent entre elles... et concourant, à l’intérêt général. "

"On croit rêver : voilà annoncée la mondialisation d’aujourd’hui avec plus d’un siècle d’avance ! Kheireddine a parlé du village monde bien avant Mac Luhan (1962) ! "

Bibliographie : Kheireddine, Réformes nécessaires aux États musulmans, Tunis, 1867, Dupont, Paris, 1868.

La circulation des hommes

Bien avant l'existence des réseaux électroniques, la circulation de l'information se faisait par... les hommes, souvenons-nous de Marco Polo, par exemple.

La diaspora tunisienne a conduit de nombreux hommes à la recherche d'un emploi en Europe et en particulier en France. Ils ont pu constater les avantages de la liberté et de la démocratie. Ils se sont aussi rendus compte que l'on pouvait vivre sans avoir à payer constamment un écot à la corruption. Il n'y a aucun doute que tout cela joue un rôle dans l'imbibition des esprits y compris des familles et amis restés en Tunisie. Mieux, certains d'entre-eux ont porté les problèmes tunisiens devant les instances internationales. Comment ne pas rêver de liberté ?

Dans un autre sens, la Tunisie est très prisée par les touristes français. Parmi eux, certains ne sont pas des modèles de courtoisie envers le pays d'accueil, mais, il n'y a aucun doute, tous apprécient ce pays. Les employés tunisiens, se rendent bien compte de l'esprit de liberté qui règne chez ces touristes. Et puis, en discutant avec eux, ils constatent qu'ils ne sont pas tous "richissimes" ; il existe bien une classe moyenne en France qui vit bien et qui peut se payer des vacances (pour combien de temps encore ?). Tout cela conduit les tunisiens à l'aspiration d'une vie meilleure.

Une anecdote : du temps de la dictature de Franco, mes amis d'origine espagnole (comme moi-même) voulaient absolument boycotter l'Espagne. Mon point de vue était différent : pour moi, il fallait absolument aller en Espagne, discuter avec les espagnols et leur montrer comment nous vivions, nous de simples enseignants.

 

Le retour au pays

J'ai aidé, avec quelques amis français, à la construction d'une école d'ingénieurs en informatique et à la construction d'une école généraliste avec une importante composante informatique. Voici un extrait d'une récente conversation téléphonique avec un ami tunisien :" Jean, tu te souviens des années 70 quand nous construisions des écoles d'informatique ? Nous étions loin de nous douter qu'elles allaient servir un jour à faire la révolution !"

On n'a pas fini d'être étonné par les retombées de l'informatique et des communications sur notre vie quotidienne.

Après la création de la première école, nous avions convenu avec le Doyen Mohamed Amara de boire le champagne le jour où l'encadrement de l'école serait assuré à 100 % par des tunisien. En moins de 5 ans, le pari était tenu et nous avons bu le champagne. Que s'est-il passé ? Le gouvernement tunisien, conscient de l'importance de l'informatique, a fait un effort, et pour les salaires des informaticiens, et pour leurs conditions de travail. Très vite, les informaticiens tunisiens dispersés en France, Grande-Bretagne, Canada, États-Unis... sont rentrés au pays !

Le passé nous montre qu'il faut du temps à un pays pour se stabiliser après une révolution. Quoiqu'il en soit, il est urgent d'aider la Tunisie a se développer rapidement. Bien sûr, il y aura toujours des individus qui trouveront des avantages à s'expatrier, mais, travailler et vivre au pays reste toujours un idéal pour une large majorité des populations

 

Responsabilités de l'Occident

Naturellement, chaque peuple est responsable de son destin, le peuple tunisien comme les autres !

Le changement doit venir de l'intérieur, nous avons vu en Irak combien il était difficile d'imposer une démocratie depuis l'extérieur.

Mais, en sens contraire, insidieusement des éléments extérieurs perturbent l'évolution des peuples dans la conquête de la liberté.

" Depuis deux siècles au moins, ce sont les pays occidentaux, les Européens notamment mais pas seulement, qui ont freiné, sinon empêché l’accès des musulmans à la modernité qu’ils réclament aujourd’hui. Les méthodes ont varié : la colonisation humaine ou économique d’abord, plus tard la corruption de la classe dirigeante, ensuite la récupération des élites à leur profit. Quand les pouvoirs locaux ne se laissaient pas corrompre et tentaient de contrôler les richesses de leur pays, les Occidentaux se levaient pour les abattre.
Ainsi, Mossadegh en Iran et Nasser en Égypte ont-ils souffert d’avoir voulu nationaliser qui le pétrole (1), qui le canal de Suez (2). Les faciles victoires sur ces hommes qui voulaient sortir leur patrie de sa subordination ont conduit aux ayatollahs et aux « frères musulmans », la politique du court terme l’emportant sur la vision à long terme."

"Nous avons certainement, nous Occidentaux, une part de responsabilité dans la stagnation, sinon dans le recul des idées démocratiques en terre d’Islam. Il y a plusieurs raisons à cela. Tout d’abord, avec les colonisations affichées ou insidieuses, nous avons orienté la lutte des élites et des masses contre nous et les idées que nous portons, c’est-à-dire contre l’oppresseur extérieur. Quand la nation est agressée, la priorité n’est plus de se battre pour faire évoluer la société. L’exemple de la Tunisie est éclairant à cet égard, nous en avons parlé dans le chapitre sur l’islam et la modernité. Dès 1861, la Tunisie a fait des avancées remarquables ; malheureusement, en 1881, la France lui impose le Traité de Bardo et devient son « protecteur. » Adieu les belles idées de Sadok Bey et de Kheireddine ! L’évolution d’un pays musulman vers plus de démocratie est interrompue par ceux-là mêmes qui lui reprochent aujourd’hui son retard et son déficit démocratique ! Les Occidentaux ont collaboré avec, quand ce n’est pas soutenu les dictateurs, qu’ils soient musulmans ou non, soit pour lutter contre certaines idéologies qui les menaçaient, soit pour se faciliter l’accès aux matières premières : minerais, gaz, pétrole...

Le dernier rapport du CCFD (3) est édifiant : les avoirs détournés par les dictateurs sont au bas mot compris entre 100 et 180 milliards de dollars. En ajoutant l’argent empoché par les proches du pouvoir, Michel Camdessus (4) arrive à la somme astronomique de mille milliards de dollars. Sur ces sommes, quatre milliards seulement sont retournés dans leur pays d’origine lorsque les dictateurs ont été évincés. La Suisse a mis 17 ans à rembourser une partie de l’argent détourné par l’ancien président Marcos des Philippines. Le rapport montre que le pillage a bénéficié de la complicité et même de l’initiative des gouvernements et des entreprises du « Nord ». Les paradis fiscaux constituent un obstacle majeur au recouvrement des avoirs illicites. Mais ces paradis n’existent qu’avec l’accord des grandes places internationales. Le document du CCFD est accablant, et pour les dictateurs, et pour les démocraties occidentales.
Ainsi, pour satisfaire des besoins opportunistes, les alliances contre nature furent-elles nouées. Limitons-nous à un seul exemple : que peut bien unir l’Arabie Saoudite et les États-Unis d’Amérique, sinon le pétrole, l’un le produisant, l’autre le consommant ? Les Américains prônent la démocratie, les droits de l’homme et les libertés fondamentales, l’égalité entre les hommes et les femmes ; rien de tout cela ne progresse dans le royaume saoudien. Les femmes y ont gardé le statut qu’elles avaient il y a quatorze siècles. Que font donc les féministes américaines devant cette surprenante collaboration ?
Hypocrisie, ou énorme erreur d’appréciation et méconnaissance totale du monde arabe ? Bien sûr, s’associer à un despote détenteur de l’or noir offre des avantages à court terme ; mais un effet boomerang est à prévoir. Un jour ou l’autre, toute opposition démocratique étant étouffée, il faudra alors affronter la contestation la plus radicale, celle des extrémistes islamiques, qui se placent sous le couvert de la religion pour combattre l’étranger avide de ses richesses naturelles."
 

(1) En 1951, Mossadegh nationalise le pétrole iranien, les masses le soutiennent. Le Shah s’enfuit, mais les Occidentaux le rétablissent au pouvoir. Le différent entre les Occidentaux et les Iraniens ne fait que commencer !

(2) Nasser nationalise le Canal de Suez en 1956. Israël, la Grande Bretagne et la France attaquent l’Égypte. Après des menaces russes d’envoyer des missiles sur la Grande-Bretagne et des pressions américaines, les troupes se retirent !

(3) Centre Catholique contre la Faim et pour le Développement : Biens mal acquis...profitent trop souvent. Mars 2007.

(4) Ancien directeur général du Fonds Monétaire International.

 

Extrait de la bibliographie

CHARFI Abdelmajid, L’islam entre le message et l’histoire, Albin Michel, 2004.
CHARFI Mohamed, Islam et liberté, Albin Michel, 1998.
MEDDEB Abdelwahab, La maladie de l’Islam, Seuil, 2002.
MEDDEB Abdelwahab, Face à l’Islam, Seuil, 2004
MEDDEB Abdelwahab, Contre-prêches, Seuil, 2006.
SEDDIK Youssef, Qui sont les barbares ? L’Aube, 2005.
TALBI Mohamed, Plaidoyer pour un Islam moderne, L’Aube, 2005.
TALBI Mohamed, Universalité du Coran, Actes Sud, 2002.

L'expression "Les nouveaux penseurs de l'islam" a été proposée par Rachid Benzine :
BENZINE Rachid, Les nouveaux penseurs de l’islam, Albin Michel, 2004.